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15 novembre 2010

Vénus Noire, d'Abdellatif Kechiche

Le film  d'Abdellatif Kechiche a récemment été présenté à la 67e édition du Festival de Venise, à cette Mostra où ne pouvait étymologiquement qu'être exposé une fois de plus le fantôme de pellicule de Saartjie Baartman, cette femme callipyge originaire d'Afrique du Sud qui, au début du XXe siècle, fut l'objet de la fascination des publics amateurs de freak shows tant à Londres que dans d'autres capitales européennes, sous le nom de scène de Vénus Hottentote. Cette femme qui ne fut inhumée dans sa terre natale qu'en 2002 alors que son squelette, un moulage de son corps et des bocaux contenant son cerveau et ses organes génitaux furent longtemps exposés au Musée de l'Homme à Paris, y compris même, scandale et honte suprêmes, dans la salle réservée à la Préhistoire...

L'histoire de Saartjie Baartman mérite assurément qu'on y réfléchisse longuement, tant elle nous interroge sur ce que nous fûmes et sur ce que nous sommes encore, sur notre rapport à l'autre et à la différence, près de deux siècles après sa mort. Réveiller sa mémoire semble donc légitime et salutaire. Pourtant, même si Vénus Noire paraît bénéficier d'un consensus critique quasi unanime en sa faveur, je ressens pour ma part de nombreuses réserves. Sa forme narrative me gêne, puisqu'il n'est composé que de très longues séquences juxtaposées les unes après les autres sans respirations, sans souffles, sans pauses salvatrices, et finalement sans véritable évolution : Saartjie y est systématiquement exhibée ou donnée en spectacle, avec son consentement ou non, à différents publics, de la populace aux pseudos-scientifiques de bas étage qui contribueront à répandre les théories les plus nauséabondes (exécrable Georges Cuvier...), en passant par les salons mondains parisiens, les lieux de débauche faussement raffinés ou les maisons closes. De toute évidence, Kechiche est conscient de son système et le pousse à l'extrême : chaque séquence est étirée, dilatée, allongée, dépeinte in extenso sans la moindre coupure ni la plus petite ellipse, comme s'il souhaitait lui-même percer un mystère en nous plaçant à notre tour dans la position du cobaye et en nous forçant à analyser la nature de notre regard, rejoignant ainsi les méthodes d'un Michael Haneke. Mais la dé-monstration est trop nette, trop visible, trop mécanique, pour que l'émotion affleure comme elle devrait le faire.

venus_noire

De ces 2h40 de "trop long métrage", nous nous mettons à rêver d'une version qui serait amputée d'une bonne heure, d'un film plus resserré et au montage plus dynamique et moins redondant qui permettrait au spectateur de se rapprocher de la seule chose qui y compte, au fond, et que Kechiche a oublié en route : le mystère de Saartjie. Car celle-ci est finalement sacrifiée par le réalisateur et devient paradoxalement une nouvelle fois un objet d'étude de la part de celui qui imagine, en toute bonne foi sans doute, qu'il lui rend hommage, alors qu'il s'en éloigne en ne nous épargnant aucun détail scabreux (y compris ceux qui, historiquement parlant, ne sont pas du tout avérés, à savoir la fin de sa vie dans des bordels) et en resservant plutôt dix fois qu'une les mêmes rituels dans chaque séquence, les mêmes principes, les mêmes regards cadrés, jusqu'à épuisement total du spectateur et de celle qu'il nous donne en pâture. Nous regrettons alors son absence maladroite d'empathie pour son personnage et son regard qui manque parfois involontairement de dignité ou de respect lorsqu'il se contente d'empiler des descriptions cliniques, froides et à la limite de l'obscénité des souffrances endurées par Saartjie : Kechiche nous contraint presque à toucher la peau de son héroïne en la cadrant régulièrement en plans très serrés, mais il échoue à nous faire toucher son âme...

L'objectif de Kechiche apparaît de fait assez clairement dans le masque impénétrable de son personnage, très souvent immuable, le regard hébété par l'alcool ou un vertige intérieur, les yeux nébuleux comme si son esprit s'était réfugié et recroquevillé au plus profond d'elle-même. Puisque le spectateur ne peut déceler de réelle réponse aux questions qu'il se pose dans les émotions qui auraient pu s'afficher sur ses traits, il se voit contraint de prendre ce masque comme un miroir et d'y projeter les sentiments qu'il pense être ceux éprouvés par l'héroïne mais qui ne seront jamais que les nôtres...

ELEPHANT_MAN

Dans ses moments les plus intéressants (la bonne première demi-heure), Kechiche développe un thème fascinant et relativement déstabilisant pour notre société, celui de la frontière fine qui existe entre spectacle et réalité, mais ne prend pas conscience qu'il finit par franchir lui-même cette frontière en s'obligeant, pour respecter son système, à filmer le long calvaire de Saarjie, jusqu'à son dernier râle, jusqu'à sa dernière expiration, en oubliant la réalité de ce qu'elle fut et en la transformant, à son tour, en un spectacle cinématographique... Le souvenir émouvant d'un homme ne m'a pas abandonné une minute durant toute cette projection et a, en somme, allégé les moments qui pouvaient me paraître pénibles ou irrespectueux : celui de Joseph Merrick, l'Elephant Man, dont la lente lecture de la biographie (plus encore peut-être que l'analyse seule du film) sur une année a constitué pour moi un élément fondateur et une expérience marquante, comme s'il m'avait en quelque sorte accompagné pendant toute cette période là, comme une conversation en dehors du temps. De manière indéniable pour moi, David Lynch a fourni une oeuvre plastiquement et moralement aboutie là où Kechiche a échoué en abordant les mêmes thèmes que dans The Elephant Man. Le moment le plus fort de Vénus Noire n'a pas été mis en scène par Kechiche : dans le générique de fin, on voit des images d'archives présentant le retour de la dépouille de Saartjie en Afrique du Sud et son inhumation célébrée comme une fête, hommage de tout un peuple qu'aurait dû vouloir atteindre le réalisateur.

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Commentaires
D
Bonsoir, bravo pour ce billet sur lequel je suis assez d'accord. C'est un film intéressant mais beaucoup trop long. Certaines scènes sont un calvaire autant pour nous que pour Saartjie. Et le générique de fin est le seul moment qui m'a vraiment émue car la mort de Saartjie est plus une délivrance pour elle et pour nous qu'autre chose. Bonne soirée.
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  • Autobiographie en films. Une bonne critique de film nous en révèle souvent autant sur son auteur que sur le film lui-même : mes textes parlent donc de mes goûts cinématographiques, de ce qui me construit au cinéma, mais aussi de... moi. Bienvenue !
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