Bruegel, le Moulin et la Croix / The Mill and the Cross, de Lech Majewski
14e Festival Ciné 32 - Dimanche 16 octobre, 11h30
En 1990, dans l'un de ses derniers longs métrages, Dreams, composé de huit histoires indépendantes, le réalisateur japonais Akira Kurosawa mettait en scène le rêve éveillé d'une multitude d'amoureux de la peinture dans l'épisode intitulé Les Corbeaux :
Intégralité de l'épisode Les Corbeaux d'Akira Kurosawa
On y voyait un étudiant en peinture, le jeune Kurosawa lui-même, subjugué par l'oeuvre de Vincent Van Gogh, plonger littéralement à l'intérieur d'une succession magique de tableaux vivants du Maître avant de finir par le rencontrer au milieu d'un champ de blé, incarné par un Martin Scorsese méconnaissable, cherchant l'inspiration pour peindre son célèbre tableau Les Corbeaux, habité par le génie et la folie. Jamais à ma connaissance jusque là ce désir de rentrer dans l'univers d'un tableau n'avait été illustré si concrètement et poétiquement, même s'il serait de toute évidence passionnant de recenser les autres tentatives similaires - notons d'ailleurs que nous avons très récemment évoqué ce thème à l'occasion du film d'animation Le Tableau de Jean-François Laguionie.
Le réalisateur polonais Lech Majewski pousse ce fantasme absolu à son paroxysme dans The Mill and the Cross puisque, d'un bout à l'autre de ce long métrage, et non plus le temps d'une saynète à l'instar de Kurosawa, il nous entraîne et nous fait pénétrer à l'intérieur d'une fresque magistrale, Le Portement de Croix, peint au XVIe par Pieter Bruegel.
Le Portement de Croix, 1564 (cliquer pour agrandir l'oeuvre)
Visuellement et plastiquement, Le Moulin et la Croix est une réussite éclatante et impressionnante : la reconstitution minutieuse d'une multitude de scènes est poussée à l'extrême dans ses moindres détails, les décors et les costumes sont sublimes, le cinéaste donne vie et chair à ce qui n'était que peinture, les personnages s'animent, s'individualisent parmi cette foule, la toile du peintre devient réellement au bout de quelques séquences la toile sur laquelle se projette la création du réalisateur. Pourtant, passé l'émerveillement premier face à ce tour de force de mise en scène, l'esprit du spectateur finit lui aussi par s'envoler de la toile cinématographique et par s'évader de la salle, rêvassant à la multitude d'autres oeuvres au sein desquelles il aimerait lui aussi voguer en liberté : les Montres Molles de Dali, le Golconde de Magritte, la Nuit étoilée de Van Gogh... Tant d'oeuvres parmi lesquelles voyager, tant d'oeuvres qui nous distraient de celle projetée dans la salle de cinéma. Pour splendide qu'il soit, The Mill and the Cross finit en effet par devenir une sorte de version grand luxe de feue l'excellente émission Palettes d'Alain Jaubert.
Hasard des projections et de l'inspiration diverse des cinéastes, une autre oeuvre de Bruegel était au coeur d'une séquence éblouissante d'un film important de l'année qui s'achève, Melancholia de Lars Von Trier, sur lequel je n'avais pas vraiment eu le temps de me pencher au moment de sa sortie. Si la seconde partie du film du garnement danois m'a paru largement inaboutie (elle aurait pu s'intituler A hystérique, hystérique et demie et m'a rapidement agacé), le prologue de Melancholia fait par contre indéniablement partie pour moi des plus grands moments vécus au cinéma cette année et sans doute même plus largement encore. Là aussi, l'étirement démesuré d'un effet de ralenti donnait la sensation hallucinante de pénétrer dans la matière même de la pellicule du film. Et, au sein de ces tableaux inauguraux, menaçante et prémonitoire, trônait la toile de Bruegel Les Chasseurs dans la Neige, qui fut d'ailleurs également utilisée par Tarkovski dans son Solaris et que l'artiste flamand avait peint un an après Le Portement de Croix. Echos, réseaux, relais, correspondances et croisements, entre peinture et cinéma, entre XVIe et XXIe siècle. Magie et richesse des arts.