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10 mai 2012

The Artist, de Michel Hazanavicius

Inabordables ?, seconde partie

   

the_artist

  

Dans mon billet précédent consacré à Intouchables, j'indiquais en préambule que "Tout film qui remporte un grand succès devient dès lors suspect et se voit frappé d'un anathème", paradoxe exclusivement français à ma connaissance, et qui n'est d'ailleurs pas le pré carré du cinéma mais peut toucher n'importe quel domaine ou n'importe quelle personnalité qui se verrait  soudainement éclairé par une quelconque notoriété, dans les arts en général, le sport, les médias... L'anathème a ainsi frappé The Artist récemment, pour battre son plein au lendemain des Oscars. Au fur et à mesure que s'entassaient les prix qui lui étaient décernés, l'aspect artistique du projet était progressivement délaissé et, simultanément, commençait à s'élever un concert de réprobations et de bougonneries diverses. Plus personne ne parlait des qualités (ou des défauts, en fait) cinématographiques du film lui-même, mais tout le monde émettait un avis définitif sur la question, et en particulier sur la performance de Jean Dujardin. Un questionnement relativement rapide permettait d'ailleurs de constater que ceux qui rejetaient le plus massivement et doctement le film appartenait à la catégorie des personnes qui n'avaient pas vu le film, qu'à cela ne tienne ! Bref, il est tout aussi difficile d'évoquer un film normalement alors que celui-ci fait exploser tous les compteurs du box office, que de traiter d'un film qui rafle effrontément tous les prix à la kermesse du ciné. Tentons malgré tout d'en dire deux ou trois mots.

    

Artist

  

Evoquons rapidement ces fameux trophées, avant de les ranger ensuite sur une étagère à l'abri de la poussière du temps. Si l'on en juge AlloCiné, The Artist a décroché 52 prix un peu partout dans le monde. Une vraie avalanche de 52 récompenses, inédite dans le cinéma français, mais parfois aussi incompréhensible et étrange : j'ignore en particulier par quel subterfuge le film s'est retrouvé nominé aux Bafta, l'équivalent britannique des Césars, où il a reçu pas moins de sept prix. Que The Artist ait remporté l'essentiel des prix des Etoiles d'Or de la Presse du Cinéma Français est par contre plus intéressant et révélateur. Mais la chaleur des projecteurs, outre le Festival de Cannes (Prix d'interprétation pour Jean Dujardin, à un moment où le film n'était pas encore un phénomène) et les Césars (la plupart des trophées importants, hormis celui de meilleur acteur), a surtout mis les Oscars sur le devant de la scène.

 

the_artist_recompenses

  

Arrêtons-nous un instant sur ces Academy Awards, où le chauvinisme français a atteint un délirant paroxysme irrationnel qui a fait perdre tout contrôle sur le point de vue critique, et résumons-la par les quelques constats qui semblent s'imposer. Jean Dujardin serait un meilleur acteur que Leonardo DiCaprio : la preuve, celui-ci, parmi les meilleurs acteurs du moment, toujours reparti bredouille de la cérémonie, n'a pas même été nommé pour son interprétation dans J. Edgar... Ne mentionnons même pas George Clooney, Brad Pitt ou Gary Oldman. Michel Hazanavicius serait un meilleur réalisateur que Martin Scorsese ou Terrence Malick (sorry, je vais respirer trois goulées d'oxygène directement à la bonbonne et je reviens !) Avouons que le commun des cinéphiles peut hésiter deux secondes entre la stupeur la plus totale, version pétrification éternelle, et l'hilarité mortelle. Clou du spectacle, The Artist serait un meilleur film que... The Tree of Life. Meilleur que The Tree of Life... Se répéter cette dernière phrase comme un mantra maléfique. Encore une fois : meilleur que The Tree of Life. Cela a de quoi désarçonner l'amateur de salles obscures le plus aguerri et le plus habitué aux coups de théâtre...

 

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Toutes les occasions sont bonnes pour placer une affiche de The Tree of Life !

 

Une fois vertement défibrillé (l'occasion méritait bien un néologisme de mon invention !), ce que je vois surtout reconnu à travers cette pléthore de récompenses américaines, c'est d'abord l'impressionnant travail de marketing d'Harvey Weinstein, distributeur du film aux Etats-Unis, qui a réussi un coup de maître (ou un hold-up hors pair, selon le point de vue) en squattant les plateaux de télé et les salles de ciné non stop pendant des mois, dans un tour des States à côté duquel notre campagne présidentielle ressemble à une humble randonnée champêtre des familles. Notons pour en finir avec les Oscars qu'à chaque prix qui revenait à The Artist s'envolaient les derniers vestiges de mon innocence à propos de ces mythiques Academy Awards qui, il y a quelques années déjà, pouvaient me tenir éveillé dans le noir, une oreille au coin du transistor (les jeunes générations sont priées de retenir leur rire en entendant ce nom d'un autre temps !) à savourer en direct les remises des prix pour les films de Clint...

 

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Mais revenons au film lui-même, pour lequel j'éprouve une certaine sympathie, et même davantage, et qui, par comparaison, me paraît bien supérieur aux fameux Intouchables que j'ai pu mentionner avant, même si pousser la comparaison plus loin entre ces deux succès serait vain. Le concept même de The Artist est une idée somptueuse, de celles que l'on trouve faciles une fois le succès arrivé, mais qui peuvent paraître dingues ou grotesques quand elles émergent : ressusciter en 2011 l'univers des films muets de l'âge d'or hollywoodien, faire effectuer un demi-tour réglementaire aux bobines 35mm pendant que le reste du Gotha cinématographique se lance à tombeaux ouverts dans la 3D ou la HD numérique en délaissant la pellicule et en reléguant à la casse ou à la brocante les projecteurs à l'ancienne. Certes, en 1999, Aki Kaurismäki lui-même avait livré ce que l'on avait nommé "le dernier film muet du XXe siècle", avec Juha, mais l'ambition est ici différente.  Contrairement à ce que j'ai pu lire sous certaines plumes acides et bileuses, notre Artiste n'est pas qu'un servile serment d'allégeance au cinéma américain, même si Michel Hazanavicius a tenu, pour la cohérence de son projet, à tourner à Hollywood même et à s'entourer de techniciens et de comédiens américains (le somptueux John Goodman en tête, incarnation désormais insurpassable du nabab hollywoodien dans toute sa splendeur). Ce n'est pas non plus une simple "copie" des films muets de la fin des années 20, auquel cas le projet n'aurait effectivement pas grand sens.

 

Al_Zimmer___John_Goodman___Produzent_Kinograph_Studios___The_Artist

 

Le coeur de The Artist, novateur malgré l'hommage et moderne malgré l'aspect suranné, n'est pas la fabrication ou la reconstitution (à l'exception, astucieuse, du prologue) avec les moyens actuels, à la rayure et au costume près, d'un film qui aurait pu être tourné à la charnière du cinéma muet et du parlant : si c'était le cas, mieux vaudrait dans la minute déserter la salle et se ruer vers un Fritz Lang ou un Murnau restauré (ce que je recommande d'ailleurs, l'un n'empêchant pas l'autre). Autre caricature critique, ce n'est pas non plus un pastiche tel qu'on l'entend aujourd'hui, à savoir un exercice de style à la manière de, créé dans une intention parodique, ce qui semble justement une des marques de fabrique de Michel Hazanavicius, qu'il a manié avec une certaine réussite dans ses deux OSS 111 (même si le second souffre la comparaison et perd déjà quelque peu en charme). Ni véritable reconstitution (que le réalisateur et les comédiens maîtrisent et soignent parfaitement et de façon réjouissante), ni pastiche parodique, quel est donc cet O.F.N.I., cet Objet Filmique Non Identifié, en ce cas ?

 

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Son récit lui-même n'a sans doute rien de révolutionnaire, tout en demeurant très habilement construit pour conter l'histoire de cette profession dont le brutal basculement dans le parlant a dû constituer un cataclysme que nous avons peine à imaginer aujourd'hui, mais n'en demeure pas moins édifiant et émouvant, mêlant avec un certain charme les différents genres qui faisaient le succès des productions de l'époque : le burlesque (la Palme du slapstick revenant à l'hilarant numéro cabotin de "Uggie" !), le film d'aventures (qu'incarne le personnage de Jean Dujardin, à mi-chemin entre un Douglas Fairbanks et un Gene Kelly muets), la romance, le drame (avec certains passages étonnamment sombres pour un tel projet). Le trajet que suit le personnage de l'acteur George Valentin incarné par Dujardin a d'ailleurs quelques similitudes, toutes proportions gardées, et la tragédie en moins, avec celui de Norma Desmond, interprété par Gloria Swanson dans Sunset Blvd., star du muet qui sombrait dans l'oubli au tournant du cinéma parlant, en y laissant la raison et une part de dignité.

  

Sunset_Boulevard

  

The Artist n'est pas un film muet au sens où on l'entend (si l'on peut dire !) d'ordinaire : c'est un film sur le muet, qui exploite pleinement le décalage évident que représente aujourd'hui cet art de l'ellipse et du non-dit forcé, dont certaines bavardes productions actuelles feraient bien de s'inspirer. Hazanavicius parvient plusieurs fois à utiliser tout le potentiel poétique ou comique de ce handicap sonore, par exemple dans une scène où George Valentin s'effraye d'entendre soudain un verre émettre un son quand il le cogne, comme s'il était enlisé corps et âme dans le muet à jamais tandis que le monde autour de lui a muté dans le parlant. Une autre séquence, peut-être la plus belle de toutes, distille une émotion déclenchée par ce seul pouvoir du muet mêlé à un amour évident du cinéma : le coup de foudre qui saisit imperceptiblement Valentin pendant la répétition du tournage d'un seul plan à 4 reprises, durant lequel le personnage traverse une piste de danse et s'approche de sa partenaire, exécutant pourtant les mêmes gestes et les mêmes mouvements avec une précision de métronome, le trouble envahissant progressivement son regard seulement. A travers une telle séquence, Jean Dujardin démontre effectivement un prometteur talent hors du commun dans une gamme subtile et sensible inattendue...

 

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The Artist est enfin un film qui essaye de faire saisir à nos cerveaux, abreuvés et saturés d'images à chaque seconde, l'innocence primordiale de ce miracle permanent qu'est la formation d'une image animée devant nos rétines impressionnées. Un film qui tente de rendre perceptible aux spectateurs du troisième millénaire, de manière certes divertissante, la réalité concrète de la formidable expérience collective vécue par les générations de spectateurs qui ont assisté à la naissance du Septième Art. Lorsque la caméra recule à la fin de la séquence inaugurale du long métrage, révélant ainsi que nous assistions en fait à la projection d'un film diffusé dans un silence de cathédrale dans une immense salle de cinéma à la fin des années 20, lorsque cette caméra se tourne légèrement et contemple les centaines de visages éclairés et fascinés par le spectacle déployé à l'écran, lorsque nous même, dans un mouvement similaire, avons tourné légèrement le regard pour observer alors, dans un même silence absolu et si rare dans une foule, les visages des spectateurs pareillement happés par cet écran frappé d'un faisceau de lumière, alors, l'espace d'un instant, un frisson nous a parcouru, précieux et intense : celui d'avoir approché et ressenti, dans des conditions sans doute proches, ce que pouvait vivre et éprouver ces spectateurs pionniers, il y a un siècle. Si le seul talent de The Artist avait pu être celui-là, j'aurais déjà été comblé au-delà de mes espérances, moi qui considère le cinéma comme un des plus beaux moyens de transports (dans tous les sens du terme !) qui soit, dans l'espace et dans le temps.

 

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Post-Scriptum : à quelques autres reprises, les mêmes frissons abolissant le passage du temps m'ont saisi plus tard cette année, à l'occasion d'un ciné concert centré autour de quatre courts métrages de mes idoles du burlesque, Laurel et Hardy. Là aussi, expérience merveilleuse que d'entendre un accordéoniste (Michel Macias) accompagner en direct le flux des images, improvisant ses morceaux au gré de son inspiration et des émotions que pouvait lui procurer le défilement muet des séquences à l'écran : interprétation unique, bande son que ne conservera aucune archive, notes qui ne pourront que marquer temporairement nos mémoires avant de retourner dans l'éther d'où elles sont apparues, laissant dans le silence les images qu'elles ont portées le temps d'une projection.

 

shhh


 

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